En 1939, Paul Valéry déclarait lors de l’une de ses conférences : Par exemple, je saisis au vol le mot Temps. Ce mot était absolument limpide , précis, honnête et fidèle dans son service, tant qu’il jouait sa partie dans un propos, et qu’il était prononcé par quelqu’un qui voulait dire quelque chose. Mais le voici tout seul, pris par les ailes. Il nous fait croire qu’il a plus de sens qu’il n’a de fonction. Il n’était qu’un moyen, et le voici devenu fin, devenu l’objet d’un affreux désir philosophique.
Si nous nous retenons de céder à cet « affreux désir philosophique », l’honnêteté nous force à ce constat : nous méditons sur le temps sans jamais trop savoir ce à quoi nous avons affaire, sans pouvoir dire à quoi il se réfère : si nous en manquons, s’agit-il d’une substance ? Si nous y pensons, s’agit-il d’un concept ? s’il nous emporte, d’un fluide ? S’il est relatif, d’une illusion ?
En de nombreuses occasions, nous parlons du temps comme d’un être physique que l’on mesure, tandis qu’en d’autres nous laissons à penser qu’il ne serait qu’une projection de notre état de conscience, parfois nous l’attribuons à des processus naturels, mais quelquefois nous le considérons comme une construction culturelle ayant une histoire. Malgré ces ambiguïtés, la plupart du temps, comme dans ce magnifique numéro de Clefs-Cea, nous parvenons à nous comprendre nous-mêmes et à nous faire comprendre des autres.
Sans doute est-ce parce que nous nous situons toujours dans un horizon déterminé où d’autres concepts assignent au mot temps une signification resserrée. Sitôt extrait de ce réseau explicite ou implicite de relations où il est enserré, le mot « temps » se mue en un faisceau d’énigmes dont les tentatives de résolutions prennent la forme d’antinomies.
Que répondre à des questions telles que : le temps existe-t-il par lui-même ? Émane-t-il des événements ou bien les contient-il ? Il est certain que les habitudes du langage ne nous facilitent guère la tâche. Les métaphores auxquelles nous associons spontanément le temps lui attribuent un mode d’existence qui imite constamment celui des phénomènes qu’il accueille : le temps passe, coule, stagne, s’accélère ou suspend son vol. Ces images sont si nombreuses, si hétérogènes, et parfois si peu compatibles entre elles qu’au bout du compte, l’intersection finale de cette opération constitue l’ensemble vide.
Enfin, dernière difficulté, le temps est l’instrument et la victime de constants abus de langage. Dans ses Confessions, saint-Augustin relevait que « pour dire le temps, nous avons bien peu de locutions justes, beaucoup d’inexactes ». En fait, le langage ne manque pas tant de nuance que nos discours de discipline. La polysémie du mot temps s’est tellement déployée, et chacun y cède de façon si insouciante, qu’il sert désormais à désigner aussi bien une chose que son contraire : l’instant, la temporalité, le rythme, le moment, la succession, la durée, l’urgence, l’attente, la vitesse, l’usure, le vieillissement…
D’où cette question, en forme d’expérience de pensée : si on se passait du mot – temps – dans telle ou telle discipline, que se passerait-il ? Quels autres mots faudrait-il utiliser ? Quelles distinctions conceptuelles cela ferait-il apparaître ?
Article écrit par Étienne Klein, Philosophe des sciences, Il dirige le Laboratoire de recherches sur les sciences de la matière (Institut de recherche sur les lois fondamentales de l’Univers) du CEA. Cet article est paru dans la revue Clefs CEA N° 71.
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