
L’actuelle crise écologique, à laquelle nous nous trouvons collectivement confrontés, soulève nombre de craintes et d’inquiétudes quant à l’avenir et à la subsistance de nos sociétés. Ces craintes sont légitimes, étant donné l’état de notre environnement, mais sont-elles mobilisatrices ? Bien souvent, la peur nous paralyse et nous maintient dans une inaction stérile… Et si cette peur devenait le moteur de l’action et la condition d’une prise de conscience collective ? Figure ancestrale de la toute-puissance, la nature a longtemps été perçue comme une source immuable, intarissable et invulnérable. Les actions humaines, désormais prolongées par la technique moderne, sont pourtant devenues très agressives vis à vis de la nature.
La vulnérabilité nouvelle qui en découle nous confronte à une crise écologique sans précédent dans l’Histoire de l’humanité. Les technosciences, de plus en plus liées aux impératifs de profit, servent plus que jamais la prédation de la terre. Par son action technique et par l’exploitation démesurée de son environnement, l’humanité affronte une série de dangers qui mettent en jeu, pour la première fois de son histoire, sa survie même.
Certes, nous sommes parvenus à un niveau technique encore jamais atteint, mais le prix à payer est lourd, et les conséquences imprévisibles. Nos activités ont désormais des effets globaux, dans l’espace comme dans le temps, et ces effets sont quasi-irréversibles. Les émissions de gaz à effet de serre en un endroit du globe a, par exemple, des répercussions quasi irrévocables sur le climat, à l’échelle planétaire. L’homme est donc devenu dangereux non seulement pour lui-même mais aussi pour la biosphère tout entière, comme en témoigne la sixième extinction massive du vivant, actuellement en cours et due à l’activité anthropique.
Les conséquences des modes de vie de nos sociétés techno-scientifiquement avancées font donc peser une menace permanente et réelle sur l’équilibre global de la nature, et risquent de conduire notre monde au chaos. C’est du moins là la thèse du philosophe Hans Jonas: « Nous vivons dans une situation apocalyptique c’est à dire dans l’imminence d’une catastrophe universelle, au cas où nous laisserions les choses actuelles poursuivre leur cours ». Selon le philosophe, c’est le déséquilibre profond entre notre puissance d’action et notre capacité à anticiper les conséquences de nos actions qui nous expose au risque d’une catastrophe écologique.
« Brusquement ce qui est tout bonnement donné, ce qui est pris comme allant de soi, ce à quoi on ne réfléchit jamais dans le but de l’action: qu’il y ait des hommes, qu’il y ait la vie, qu’il y ait un monde fait pour cela, se trouve placé sous l’éclairage orageux de la menace émanant de l’agir humain ».
Donnons ici un exemple concret: dans un entretien accordé à la BBC, l’astrophysicien britannique Stephen Hawking, réputé comme l’un des plus brillants scientifiques de notre temps, souligne les dangers potentiels associés au développement d’une intelligence artificielle, comble présupposé de nos capacités technologiques: « Les formes primitives d’intelligence artificielle que nous avons déjà se sont montrées très utiles. Mais je pense que le développement d’une intelligence artificielle complète pourrait mettre fin à l’humanité (…) Une fois que les hommes auront développé l’intelligence artificielle, celle-ci décollerait seule, et se redéfinirait de plus en plus vite (…) Les humains, limités par une lente évolution biologique, ne pourraient pas rivaliser et seraient dépassés ». Ce discours illustre clairement l’engrenage de la dérive contre laquelle Hans Jonas (historien du gnosticisme et philosophe allemand) entend mettre en garde.
Parce que le mal auquel nous expose la technique est un mal dont le passé ne nous fournit aucune expérience, nous devons avoir recours, selon Jonas, à l’anticipation par l’imagination. Et comme cette imagination réduite à une pure représentation tomberait dans la science-fiction, il faut mobiliser des sentiments adéquats aux maux imaginés. Ici, l’imagination vaut donc en tant que conscience anticipante du risque.
Contre le Principe-Espérance de Ernst Bloch, Hans Jonas oppose donc un Principe-Responsabilité qui repose sur la peur, en tant que moteur de l’action responsable, et non sur un idéal utopique. Selon le philosophe, l’utopie est au-dessus de nos moyens, étant donné l’urgence et la gravité de la situation écologique dans laquelle nous nous trouvons. En plus d’être irréaliste, la pensée utopique est dangereuse. L’optimisme de l’ignorance et la croyance selon laquelle la technique saura résoudre d’elle-même les problèmes qu’elle pose vont, selon Jonas, à l’encontre de toute forme de responsabilité.
Contre les impuissances de l’utopie, nous disposons d’un critère sûr: la peur, seule à même de nous donner la mesure et la valeur des risques que nous encourons.
A l’inverse de l’espérance utopique, qui se perd dans l’illusion, la peur permet en effet d’éveiller l’émotion susceptible de mobiliser la raison et la volonté pour nous prémunir du risque. Si nous ne savons pas avec certitude ce qui a vraiment besoin d’être protégé et sauvegardé, cela peut en effet nous être enseigné par la peur, par l’anticipation d’une menace hyperbolique qui seule, selon Jonas, est en mesure de nous faire mesurer la valeur de ce que nous sommes susceptibles de perdre.
Il s’agit donc de faire d’une peur simulée, imaginée, la révélation de ce qui a pour nous valeur incomparable, d’éveiller l’émotion susceptible de mobiliser la raison et la volonté pour préparer un avenir de l’humanité. C’est donc l’anticipation de la menace elle-même qui nous révèle à la fois la valeur de ce qui est menacé et notre attachement à cette valeur. Elle permet en ce sens d’assurer une sorte de savoir prévisionnel des effets lointains de notre action technologique, par le biais de la représentation mentale. La peur devient alors un véritable instrument de connaissance.
Le philosophe appelle ainsi à la prophétie du malheur et invite à l’adoption systématique du scénario du pire, prônant un pessimisme soucieux de réalisme plutôt que l’optimisme de l’ignorance.
Jonas pose comme catégorique l’impératif de cultiver et promouvoir une vie « authentiquement humaine sur terre ». C’est au nom de cet impératif absolu que se pose l’obligation elle aussi absolue de préserver cette vie humaine, et notamment l’existence des générations à venir.
La peur joue alors un rôle primordial. Plus qu’un état stérile, elle devient un instrument de connaissance et même la source d’un devoir moral. Elle adopte alors une double fonction préventive et prospective, qui nous permet à la fois d’anticiper la menace et les conséquences de nos actions et de développer notre conscience de l’avenir et du devoir envers la postérité. « La peur (…) apparaît ainsi comme un commandement éthique qui nous impose de nous interroger désormais sur les éventuels dommages des découvertes à venir », explique Hans Jonas.
A la menace technique, Jonas propose une réponse morale, qui consiste à articuler sagesse et expertise, à maîtriser notre pouvoir : « C’est précisément parce que l’homme est un être moral qu’un tel état de chose ne saurait plus longtemps être tolérable et, les dix commandements s’avérant désormais insuffisants pour nous orienter dans le monde, c’est grâce à la force de son esprit, qui lui a déjà permis de dominer son environnement, qu’il découvrira le remède, les forces défensives à l’œuvre au sein du système immunitaire de l’humanité. Il s’agit donc de promouvoir une éthique répondant au domaine d’application radicalement nouveau de notre époque hautement technicisée ».
Si la préservation de l’être de la nature se trouve désormais à la merci de nos pratiques, c’est par une nouvelle éthique que pourra se résoudre la crise écologique. C’est donc par la force de sa conscience, et non de la technique, que l’Homme doit affronter la menace.
Le pouvoir technologique a rendu la nature et l’homme vulnérables et manipulables, fragiles et menacés, appelant donc à être protégés. Sans cesse plus dépendant de sa technique, l’Homme entretient et nourrit le risque d’un effondrement systémique de nos sociétés.
Grâce à son pouvoir accru, l’homme se trouve désormais investi de la mission que remplissait jadis la nature, il est aujourd’hui chargé de la préservation du vulnérable. Cette entrée de la nature dans le champ de l’éthique est radicalement nouvelle, la pensée de Jonas vient alors combler un vide séculaire. Elle bat en brèche toutes les éthiques antérieures, devenues caduques, qui étaient essentiellement anthropocentriques et propose une conception nouvelle et élargie de notre responsabilité. L’éthique de la responsabilité conçue par Jonas prend en effet la nature pour objet central, et non l’Homme. Elle ne se contente plus, comme autrefois, de réguler les rapports des hommes entre eux mais entend aussi cerner les relations nouvelles de l’homme vis à vis de la nature, et prône une véritable « solidarité d’intérêt avec le monde organique ». L’Homme est donc non seulement responsable des autres Hommes et de l’humanité future, mais aussi et surtout de l’ensemble de la biosphère.
La responsabilité jonassienne s’étend aussi loin que le pouvoir, dans l’espace et dans le temps. A partir du moment où l’Homme acquiert le pouvoir matériel de détruire les conditions de vie d’une humanité future, il acquiert en même temps de nouvelles obligations. C’est donc précisément parce que nous avons le pouvoir de compromettre la perpétuation de la vie humaine que nous avons aussi l’obligation de tout mettre en œuvre pour préserver la possibilité d’une vie future. Nous sommes par là responsables « non seulement à l’égard du proche et du prochain, mais aussi à l’égard du lointain, c’est à dire de ceux que nos yeux ne seront plus là pour voir, autrement dit, les futures générations dont nous n’avons pas le droit d’hypothéquer l’existence par notre simple laisser-aller ».
La menace étant radicale, l’anticipation de cette menace doit elle aussi être radicale. C’est donc le frémissement de la peur qui nous rappelle à notre responsabilité naturelle et nous permet d’agir avec discernement: « L’adoption de cette attitude,ce qui veut dire l’apprêtement personnel à la disponibilité de se laisser affecter par le salut ou par le malheur des générations à venir, quoique d’abord seulement imaginée, est donc la seconde obligation liminaire de l’éthique cherchée (…) Instruits par cette pensée, nous sommes tenus d’observer la crainte correspondante ».
Ce frémissement, l’homme doit, selon Jonas, le réapprendre à travers la fiction, dont la force dépasse celle du fait. Imaginer et frémir deviennent alors des actes de l’esprit par lesquels nous tendons non pas vers l’irrationalité mais vers la clairvoyance et la lucidité. La peur alors témoigne d’une capacité à discerner la vulnérabilité, elle est ce qui dévoile les dangers contenus dans le développement scientifique et technologique. Il s’agit donc ici de réintroduire de la mesure dans le catastrophisme, entendu comme principe cognitif, faculté de connaissance.
La peur prônée par Hans Jonas n’est pas une peur égoïste pour soi-même mais une crainte désintéressée pour autrui, comparable à celle du parent pour le nourrisson dont il a la charge, pour l’être sans défense qui se trouve à sa merci. Il ne s’agit pas directement de la peur d’un danger immédiat, mais plutôt de cette peur que l’on éprouve pour un être, et pour l’être même en tant que tel. Cette peur est donc irréductible au sentiment égoïste dont la fonction viserait la conservation de soi ; elle est un acte d’ouverture à l’altérité. La peur devient alors vertu à partir du moment où elle ne vise plus la conservation de soi, mais celle d’autrui et des générations à venir.
A noter que l’évolution rapide des perspectives de danger écologique permet malgré tout de réintégrer une part d’égoïsme dans la peur désintéressée que défendait Jonas, car c’est bien nos enfants et nos petits-enfants, notre avenir proche et non plus lointain qui sont aujourd’hui directement menacés par l’imminence de la crise écologique. Dans cette perspective, la peur et le sentiment de responsabilité vis à vis de la « crise écologique » s’apparentent alors à l’expression d’un anthropocentrisme, qui en définitive marquerait davantage une crainte pour notre propre écosphère que pour la nature elle-même.
D’aucuns objecteront que la crainte formulée par Jonas d’une destruction totale de la nature n’est que le produit d’une surestimation de notre pouvoir humain, une fiction anthropocentrique. On peut en effet se poser la question : cette responsabilité de l’homme pour l’homme ne traduit-elle pas une sous-estimation de la résistance de la nature, et une surestimation du pouvoir de l’homme sur elle. Catherine Larrère, spécialiste en éthique environnementale, affirme à ce propos que « nous ne pouvons mettre fin à la nature, mais nous pouvons nous menacer nous-mêmes ».
A supposer que nous soyons en mesure de détruire totalement notre écosphère et de rendre ainsi la vie humaine problématique voire impossible, rien ne dit que nous soyons pour autant capables de détruire la biosphère en général. Il est d’ailleurs hautement probable qu’une forme de vie résisterait à une destruction même massive, et que d’autres écosphères pourraient se développer, comme l’illustre « l’efflorescence » de la biodiversité, toujours plus variée, après chaque extinction massive.
Une autre question se pose également: y a t-il vraiment nécessité d’une perpétuation de la vie humaine sur terre ? Si l’homme est apparu tardivement dans ce monde, bien après certaines autres espèces, pourquoi ne pas envisager qu’il puisse à son tour la quitter avant d’autres, sans pour autant remettre en question toute possibilité de vie ? De passage sur cette planète, l’homme ferait alors partie d’un processus qui le dépasse, et il est fort probable que la Terre, qui l’aura accueilli un temps, lui survive. Ici, le point de vue de Catherine Larrère, est encore une fois éclairant: « Gaia s’en sortira toujours, qu’on soit là ou non, c’est le processus bactérien qui continue (…) Elle n’a pas besoin de nous, humains comme non-humains ».
En réalité, l’enjeu de la responsabilité jonassienne est probablement celui de la survie de notre espèce (sous sa forme actuelle, du moins) plus que celui de la survie de la Terre. L’enjeu est bel est bien alors de protéger l’Homme, et la planète de surcroît non pas parce qu’elle serait fragile mais parce que nous dépendons toujours, malgré l’étendue de notre pouvoir, d’elle pour vivre. C’est sur ce fond de catastrophe possible que se construit l’éthique de la responsabilité jonassienne qui n’est autre, selon la formule du philosophe, qu’une « éthique de la survie ».
Sur le terrain de la rationalité, il est permis de mettre en cause le caractère véritablement heuristique de l’anticipation d’une catastrophe hyperbolique. On est en droit de s’interroger sur la capacité réelle de la peur à influer sur le comportement des individus face au danger.
Selon Jonas, le sentiment de responsabilité existe en chacun de nous, c’est ce qui lui donne son caractère universel. Toutefois, cette responsabilité est bâtie sur la peur, sentiment subjectif vécu individuellement et qui n’affecte pas tout le monde de la même façon. Il semble donc problématique d’en faire, comme le propose Jonas, le fondement d’une morale universelle. Dans cette perspective, l’on peut s’autoriser à croire en une inefficacité relative de la peur comme moyen de sensibilisation et de mobilisation.
Force est d’admettre en effet que nous ne ressentons ni la peur ni la responsabilité à l’endroit des mêmes objets. Souvent, le sort d’un inconnu ou d’un ennemi ne touche pas notre sens moral avec la même intensité que celui de nos proches. De même, nous ne ressentons pas tous de la même manière, ni avec la même vivacité, notre responsabilité envers la préservation de l’environnement.
Comment garantir alors les effets éthiques escomptés, s’il n’est pas assuré que la peur du danger produise chez tous un comportement responsable ? Dans quelle mesure cette peur peut-elle suffire à motiver une attitude responsable et répondre durablement aux problèmes qui se posent à notre époque technicisée ? Ne faut-il pas compter sur une application de ce principe moral dans et par la loi ?
Si la responsabilité et la peur qui la fonde sont éprouvées subjectivement, comment contraindre un citoyen à les ressentir ou comment le punir le cas échéant ? Aucune loi, ni juridique ni morale, ne saurait forcer un sentiment. En ce sens, miser sur le sentiment de la peur comme moteur de la responsabilité semble risqué et incertain, malgré les efforts de Jonas pour lui donner une forme et un contenu rationnels.
Aux problèmes techniques qui se posent, il semble donc qu’il y ait, et qu’il doive y avoir une pluralité de réponses, d’ordre à la fois éthique, politique et juridique pour orienter l’action pratique.
Se pose alors la question d’une traduction juridique de l’hyper-responsabilité jonassienne. Hormis dans son pays, où il a reçu un célèbre prix littéraire en 1987, Jonas n’aura connu qu’une gloire posthume, son livre publié en 1979 n’ayant reçu une traduction qu’au cours des années 90, quand le débat sur la responsabilité et la précaution était déjà lancé. C’est dans la Déclaration de Rio que le principe de précaution a été présenté comme une façon de concrétiser le principe de responsabilité dans des engagements politiques. Mais ce principe de précaution doit-il être traduit en termes juridiques et entrer dans le droit positif ou rester un principe éthique et politique ? La question demeure ouverte.